Tintin au Congo

 

Pressé par le directeur du XXe siècle, Hergé envoie Tintin vanter les charmes du Congo. Fort peu documenté, l'album est par contre un excellent témoignage sur les clichés colonialistes de l'époque.

 

Gouache réalisée en 1931 pour la couverture de la première édition de Tintin au Congo.

 

 

En route vers de nouvelles aventures

 

Lorsqu'il avait créé le personnage de Tintin, Hergé n'imaginait nullement, on l'a dit, que son personnage connaîtrait un jour d'autres aventures. Il l'avait envoyé en Russie soviétique. Il allait l'en faire revenir. Un point c'est tout. Le jeudi 8 mai 1930, au moment où prenait fin cette première histoire, les événements allaient pourtant prendre une autre tournure.

 

« Une fois achevées Les Aventures de Tintin au pays des Soviets, le directeur du journal eut l'idée d'une mise en scène: la réception de Tintin à son retour de Russie. Le jour venu, je suis parti avec un garçon qu'on avait désigné pour incarner Tintin.

 

Je l'avais grimé moi-même; je l'avais affublé d'un costume à la russe et de belles bottes rouges; pour faire plus réaliste, nous avions emprunté tous deux le train en provenance de Cologne, c'est-à-dire de l'Est, de la Russie. L'arrivée officielle devait avoir lieu à Bruxelles.

 

J'étais persuadé que nous débarquerions dans un grand désert. Or, à ma grande stupéfaction, il y avait foule. Des grappes d'enfants s'agrippaient à la voiture qui transportait le "sosie" du reporter. Un véritable délire. C'est à ce moment que je me suis rendu compte que Tintin prenait son envol (Propos d'Hergé cités par Dominique Labesse dans Schtroumpf, Les cahiers de la bande dessinée, n° 14-15, spécial Hergé, p. 24). »

 

Pour la nouvelle histoire qu'il allait dessiner, l'idée d'Hergé était d'envoyer son héros en Amérique : l'Amérique de ses rêves de boy-scout, l'Amérique de Totor, C.P. des Hannetons, l'Amérique où Popol et Virginie connaîtraient bientôt leurs éphémères aventures.

 

L'abbé Wallez ne l'entendait pourtant pas de cette oreille. C'est vers le Congo qu'il voulait que Tintin se dirige, cette belle colonie pour laquelle, disait-il, il importait tellement de créer des vocations.

 

Il est vrai qu'à l'époque le Congo représentait pour la Belgique à la fois une charge et un Eldorado. Quatre-vingts fois plus vaste que le pays qui le colonisait, pourvu d'un sous-sol d'une incroyable richesse, ce gigantesque territoire était confronté, ces années-là, au problème d'une perpétuelle pénurie de main-d'œuvre. Le créateur de Tintin devait donc jouer le rôle d'une sorte d'agent publicitaire.

 

Un Congo de convention

 

Nécessité faisant loi, Hergé finit par se soumettre aux arguments de son directeur. Il est pourtant facile de se rendre compte, à la lecture de l'album, que ce sujet imposé ne l'inspira que très modérément.

 

Il semble bien que la documentation d'Hergé ait été pour cette histoire encore plus sommaire que pour la précédente, l'auteur se fondant simplement sur les récits de ceux qui s'étaient rendus sur place.

 

«Pour le Congo tout comme pour Tintin au pays des Soviets, reconnut-il plus tard, il se trouve que j'étais nourri des préjugés du milieu bourgeois dans lequel je vivais... C'était en 1930.

 

Je ne connaissais de ce pays que ce que les gens en racontaient à l'époque: "Les nègres sont de grands enfants... Heureusement pour eux que nous sommes là ! etc. " Et je les ai dessinés, ces Africains, d'après ces critères-là, dans le pur esprit paternaliste qui était celui de l'époque, en Belgique (Numa Sadoul, Entretiens avec Hergé, p. 49-50). »

 

Le premier de ces documents, extrait d'une revue missionnaire de la fin des années vingt, illustre parfaitement le climat dans lequel baignait Hergé. Le second est le costume Aniota dont Hergé affubla le sorcier.

 

 

Si, graphiquement, la première version de Tintin au Congo est un peu supérieure à Tintin au pays des Soviets, le récit reste pour sa part profondément infantile et extrêmement sommaire.

 

Souvent centrées sur les animaux, les séquences s'enchaînent les unes aux autres avec rapidité sans qu'un véritable fil narratif se dégage à aucun moment. La seule unité est d'ordre géographique, l'histoire fonctionnant comme une sorte de répertoire de clichés exotiques.

 

Les tribulations d'une histoire

 

Plus courte que Tintin au pays des Soviets, l'histoire parut dans Le Petit Vingtième du 5 juin 1930 jusqu'au 11 juin de l'année suivante. Comme cela avait été le cas pour l'aventure précédente, l'album fut d'abord publié par Les Éditions du Petit Vingtième, mais, peu de mois plus tard, il se trouva repris par les Éditions Casterman qui s'assureraient bientôt l'exclusivité des ouvrages d'Hergé en langue française.

 

En 1946, Hergé redessina totalement l'album pour le mettre en couleurs et réduire ses 110 planches d'origine aux 62 pages désormais de rigueur. Par rapport à la première version, cette nouvelle édition se signale par d'assez nombreux changements.

 

Des transformations idéologiques d'abord, les détails les plus grossièrement colonialistes s'étant trouvés remplacés par des éléments plus anodins. C'est ainsi que la leçon de géographie que Tintin donnait sur « votre patrie, la Belgique» est remplacée par une plus neutre leçon d'arithmétique.

 

 

Des améliorations graphiques ensuite, l'ensemble des images ayant été entièrement redessiné, de manière à affiner le trait, à compléter le décor et, souvent, à augmenter la clarté du découpage.

 

Des retouches de dialogue enfin. Dans la première version, les textes étaient souvent didactiques jusqu'à la gaucherie («Ainsi donc tous ces cris étaient poussés par ce perroquet qui appartient sans doute à un membre de l'équipage ! » ou « Vu ma qualité de passager clandestin, il ne faut pas que ce chien me fasse repérer. Le seul moyen d'échapper à ce danger est de l'assommer en douce! »).

 

Dans la nouvelle version, ils deviennent à la fois plus vifs et plus coulants (les deux phrases citées devenant respectivement : « Un perroquet!... Ce n'est qu'un stupide perroquet !...» et « Sapristi, ce sale cabot est capable de me faire repérer. Je m'en vais l'assommer en douce... »).

 

Malgré cette sérieuse toilette, l'ouvrage connut, à partir de la fin des années cinquante, une assez longue période de disgrâce qui, si elle ne rendit jamais le livre aussi introuvable que Tintin au pays des Soviets, fit qu'il fut pendant de longues années fort difficile de se le procurer. L'époque était à une décolonisation souvent douloureuse et l'album semblait de nature à blesser les Africains.

 

C'est pourtant dans une revue zaïroise que l'histoire allait reparaître pour la première fois, au début de 1970, précédée d'une introduction qui me semble constituer le jugement le plus avisé jamais porté sur ce récit.

 

« Tintin au Congo, expliquait l'éditorialiste, ce fut, pour plusieurs générations d'enfants belges, le premier contact avec ce fabuleux pays dont ils entendaient parler: le Congo.

 

Le Congo que découvre Tintin, c'est, naturellement, le Congo de papa et même, à y regarder de plus près, le Congo de grand-papa. C'est un pays hostile où les chiens imprudents, comme Milou, s'ils ne regardent pas où ils mettent leurs pattes, risquent de se retrouver dans le ventre d'un boa constrictor au demeurant débonnaire.

 

C'est un pays où les missionnaires à longue barbe bravent les bêtes sauvages pour évangéliser des Congolais, naïfs, crédules, à des milliers de kilomètres de chez eux.

 

Le Congo de Tintin, c'est aussi un si extraordinaire terrain de chasse que les antilopes s'accumulent les unes sur les autres sans que le chasseur distrait s'aperçoive que celle qu'il vient de tuer sans le savoir a été remplacée immédiatement par une autre qu'il ne peut pas rater (pour le prestige!).

 

Le Congo de Tintin, c'est surtout une sorte de paradis terrestre retrouvé par l'homme blanc qui, il y a trente ans comme aujourd'hui, est à la recherche de cet Eden où il pourrait, enfin, goûter le bonheur d'une humanité fraternelle.

 

Cette humanité fraternelle, pour Hergé (et pour les milliers de lecteurs dont il exprime le rêve), c'est celle des Congolais. L'humanité fraternelle est évidemment peuplée de gens simples.

 

Et ces gens simples, puisqu'ils sont noirs, ont naturellement des visages épatés et s'ils parlent, ils parlent évidemment "petit nègre": ce babil que ceux qui n'ont jamais vu l'Afrique que dans leurs rêves et les peuples descendant de l'Afrique que dans les clichés désuets de La Case de l'Oncle Tom prêtent aux enfants des hommes à peau noire! (Zaïre, 29 décembre 1969, p. 3)»

 

Et l'éditorialiste terminait son article par cette appréciation, pleine d'humour et de bon sens :

 

«II y a une chose que les Blancs qui avaient arrêté la circulation de Tintin au Congo n'ont pas comprise. Cette chose, la voici: si certaines images caricaturales du peuple congolais données par Tintin au Congo font sourire les Blancs, elles font rire franchement les Congolais, parce que les Congolais y trouvent matière à se moquer de l'homme blanc "qui les voyait comme cela!"... (Zaïre, 29 décembre 1969, p. 3)»

 

 


 

 

 

 

 

 

 

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