L'Oreille cassée

 

Fortement documenté, l'album qu'Hergé commence à dessiner à la fin de 1935 marque pourtant une prise de distance avec le réalisme du Lotus bleu. Premier récit véritablement construit de l'auteur, L'Oreille cassée constitue une course folle à la recherche d'un objet d'allure magique: le fétiche arumbaya.

 

Un réalisme décalé

 

Hergé retient la leçon de Tchang. Dans L'Oreille cassée, de nombreux éléments sont à nouveau empruntés à l'actualité. Comme il n'a cette fois aucun témoin oculaire pour le conseiller, c'est dans le mensuel Le Crapouillot qu'il va puiser ses renseignements.

 

Ici encore une guerre va se trouver évoquée, une guerre meurtrière mais dont on avait fort peu parlé en Europe, celle qui, de 1932 à 1935, avait opposé la Bolivie et le Paraguay dans le territoire du «Gran Chaco». Une vieille rivalité de frontière était à l'origine de l'affrontement, mais celui-ci n'avait éclaté qu'au moment où deux compagnies pétrolières entrèrent en compétition pour l'exploitation de gisements pétroliers situés dans la zone disputée. Il en résulta trois années de guerre et près de cent mille morts jusqu'à ce qu'un armistice soit finalement signé.

 

On le voit : sur tous ces points, Hergé est d'une fidélité presque absolue à la réalité. Il fait du «Gran Chaco» le « Gran Chapo » et modifie les noms des compagnies pétrolières, mais tout le reste est strictement exact.

La même volonté d'authenticité prévaudra lorsqu'il s'agira d'évoquer les Occidentaux qui s'activent dans ces lointaines contrées. Le Bazil Bazaroff de l'album ressemble ainsi à s'y méprendre à un marchand de canons tout ce qu'il y a de plus réel: le célèbre Bazil Zaharoff, un Grec anobli par la Cour d'Angleterre auquel Le Crapouillot avait consacré un long article.

 

« S'il transforme le nom de la société d'armements Vickers en «Vicking

 

Arms Company », explique Jean-Marie Apostolidès, Hergé garde pour son personnage de Bazaroff les mêmes traits et le même habillement que l'original qu'il dessine à partir des photos du magazine. (...) Le personnage de W. R. Chicklett est dessiné à partir de J. D. Rockefeller, tandis que son rival, le banquier juif qui pousse le Nuevo Rico à la guerre, est une copie de Deterning, le patron de la Royal Dutsch-Shell Company. » (Jean-Marie Apostolidès, Les Métamorphoses de Tintin, Seghers 1984, p. 32)

 

Malgré ces nombreuses concordances avec des événements et des personnages existants, ce serait une erreur de croire que le réalisme quasi documentaire du Lotus bleu s'est maintenu intégralement dans L'Oreille cassée. Par son tempérament, Hergé est d'abord un imaginatif, et dans cette sixième Aventure de Tintin il prend ses distances avec l'actualité au moins de deux manières.

 

D'abord, en créant des pays imaginaires qui lui laissent les coudées franches du point de vue des susceptibilités (aucun ambassadeur ne risque de venir porter plainte !) et lui permettent de ne sélectionner que les éléments les plus intéressants. Le San Theodoros et son voisin le Nuevo Rico ne sont pas la Bolivie et le Paraguay; ce sont des synthèses originales condensant l'essentiel de la mythologie sud-américaine.

 

Ensuite, en mettant au premier plan de cet album le pur plaisir de conter et en bâtissant un récit d'aventures qui est sans doute sa première grande réussite narrative.

 

La construction du récit

 

Au départ, L'Oreille cassée semble afficher tous les signes du feuilleton. Les péripéties s'enchaînent les unes aux autres avec rapidité, entraînant Tintin dans les lieux les plus divers et multipliant les personnages secondaires. L'histoire paraît être le fruit d'une perpétuelle improvisation et Hergé lui-même affirmait que la résolution de l'intrigue lui avait posé d'innombrables problèmes : « Je ne savais plus comment me dépêtrer: cette histoire de bijoux? Qui avait tué? Qui avait volé? Pourquoi? Comment? Je n'en sortais plus. »

(Numa Sadoul, Entretiens avec Hergé, op. cit., p. 101)

 

Pourtant, malgré des allures aussi désordonnées que les précédentes, quelque chose fait de cette Aventure un récit à part entière et plus seulement une succession de saynètes.

 

Ce quelque chose, c'est tout simplement cet élément que l'on retrouve régulièrement de la première page à la dernière, cet objet que les personnages ne cessent de poursuivre et que d'autres recherchaient déjà bien avant que l'histoire ne commence: le fétiche à l'oreille cassée.

 

Dans Les Cigares du Pharaon, Hergé avait déjà tenté d'unifier son récit par une sorte de fil d'Ariane: le signe du Pharaon KihOskh. Mais ce signe ne jouait encore qu'un rôle secondaire : il revenait dans de nombreuses séquences mais ne constituait pas un ciment suffisant pour homogénéiser véritablement l'album.

 

Ici au contraire, le fétiche arumbaya est présent d'un bout à l'autre du récit. On annonce son vol au bas de la première page. Ce n'est qu'à la planche 60 qu'il sera enfin retrouvé. Entre-temps, tel le furet de la célèbre ronde enfantine, il n'aura cessé de courir de main en main.

 

Ce qui survient avec L'Oreille cassée, c'est que les mille péripéties que Tintin va devoir vivre avant de récupérer la statuette et de mettre à jour son secret sont désormais profondément motivées et véritablement nécessaires. Les innombrables incidents ne sont plus des digressions ; ils constituent autant d'étapes à l'intérieur d'une quête difficile. Et si l'on recherche l'objet jusqu'à l'autre bout du monde, le voyage se trouve maintenant justifié par autre chose que lui-même.

 

Grâce à ce fétiche placé au centre de son histoire, Hergé donne à L'Oreille cassée une formidable dynamique et non plus seulement du mouvement. L'élément poursuivi concentre les énergies, celles des personnages aussi bien que celle du lecteur. Créant des réactions en chaîne, il donne à cet album une vitalité sans pareille.

Tout ceci, Hergé le pressent du reste tellement bien que désormais un grand nombre de ses histoires auront pour fil conducteur la quête effrénée d'un objet disparu. Nous aurons donc l'occasion de revenir sur cette structure et les subtiles métamorphoses qu'il lui apportera.

 

 Le vertige des dédoublements

 

Face à cet objet unique, à ce fétiche authentique que Tintin s'emploie à distinguer des multiples contrefaçons, ce sont d'innombrables couples d'éléments que l'on rencontre tout au long de l'album.

 

Aux deux bouts du récit, on trouve d'abord les deux frères Balthazar, faussaires chacun à sa manière : le premier consciemment (il recopie le fétiche à la demande de Tortilla), le second à son insu (à partir du même modèle, il reproduit en série la statuette sans soupçonner sa valeur). Jumeaux symboliques, ils semblent être là pour attirer l'attention sur ces dédoublements dont pullule le récit et que signale à sa manière le perroquet du sculpteur, provisoire objet de convoitise au début du récit. Entre le fétiche qu'on reproduit et le perroquet qui répète, les affinités sont évidentes. On ne sera donc pas étonné que l'oiseau et la statuette se trouvent réunis sur la page de titre, toujours intéressante chez Hergé.

 

Ces dédoublements ne sont que les plus visibles. Il en est bien d'autres tout au long de l'album: au moment de la disparition du perroquet, par exemple, il y a dans le journal deux annonces libellées de façon presque identique; un peu plus tard, une plaque minéralogique doit être lue dans les deux sens ; en Amérique du Sud s'affrontent deux pays, dominés par deux généraux au nom de music-hall: Alcazar et Mogador; au sein même du San Theodoros, Alcazar a un double en la personne de Tapioca; au cours de la guerre du «Gran Chapo», deux compagnies pétrolières s'affrontent par pays interposés ; le long du fleuve Badurayal, enfin, vivent deux tribus antagonistes, les Arumbayas et les Bibaros.

 

Tout lecteur attentif n'aura aucun mal à découvrir, dans le détail de l'histoire, de nombreux autres exemples.

Par-delà même L'Oreille cassée d'ailleurs, il me semble qu'il y aurait une étude à faire sur la figure du double dans les Aventures de Tintin, particulièrement  dans  les  albums  d'avant-guerre. Que l'on pense simplement à la Syldavie et à la Bordurie, aux deux vaisseaux qui se lancent à la recherche de l'Étoile mystérieuse, à Nestor et Alfred Halambique, aux frères Loiseau et bien sûr, aux Dupondt.

 

Sans vouloir à tout prix chercher une interprétation biographique à cette constante, il semble bien, pour ces derniers au moins, qu'Hergé lui-même ait fourni une amorce d'explication :

 

«II se fait que mon père avait un frère jumeau qui est mort trois ou quatre ans avant lui. Et jusqu'au bout, tous les deux s'habillaient de façon identique. Mon père avait-il une canne, mon oncle allait acheter la même; mon père s'offrait-il un feutre gris, mon oncle se précipitait pour acquérir un feutre gris! Ils ont ensemble porté la moustache, le melon, ils ont été glabres en même temps... Ce qui est curieux, c'est que je n'ai pas songé une seconde à eux en créant les Dupondt. » (Numa Sadoul, op. cit., p. 99)

 


 

Le point de départ de la couverture de L'Oreille cassée. Quoiqu'ayant conservé les moindres détails du tronc d'arbre, Hergé donna à son image une ambiance toute différente, notamment en créant une perspective à l'arrière-plan.

 


 

La statuette en bois précolombienne qui servit de modèle pour le fétiche arumbaya. A noter que l'original n'a pas l'oreille cassée...

 


Le modèle de la voiture du Docteur Eugène Triboulet. Au moment où Hergé la dessina, il s'agissait déjà d'une antiquité.

 

 

Une silhouette mexicaine I qui inspira peut-être le personnage de Pablo,

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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