Les Bijoux de la Castafiore

 

Crayonné de la couverture des Bijoux de la Castafiore. Dans la version définitive, le chat vint se rajouter à côté de Milou en dessous du piano.

 

 

Essai pour la page de titre de l'album.

 

 

La plus étrange des Aventures de Tintin est sans doute aussi la plus drôle. Centrée sur le Rossignol Milanais, elle montre ce qui survient quand une femme fait irruption dans un univers entièrement masculin...

 

Un album-limite

 

Après Tintin au Tibet, loin d'en revenir à l'aventure au premier degré qui avait fait le succès de la série, Hergé éprouve le besoin de radicaliser encore sa recherche et de s'engager aussi loin que possible dans la voie d'un renouvellement de la bande dessinée, de ses thèmes et de ses codes.

 

«En commençant cet album, expliquait-il, mon ambition était de simplifier encore, de m'essayer à raconter, cette fois, une histoire où il ne se passerait rien. Sans aucun recours à l'exotisme (sauf les romanichels: l'exotisme qui vient à domicile!). Simplement pour voir si j'étais capable de tenir le lecteur en haleine jusqu'au bout (Numa Sadoul, Entretiens avec Hergé, Éd. Casterman, 1983, p. 48.). »

 

Désireux de jouer le jeu à fond, Hergé en revient ici à la logique feuille-tonesque de ses débuts - une logique qu'il maîtrise désormais parfaitement. Il va donc librement broder autour de son thème principal - la confrontation des habitants de Moulinsart à l'encombrante cantatrice - sans trop se soucier d'une progression linéaire.

 

« L'histoire a mûri de la même façon que les autres, assurait-il à Numa Sadoul, mais elle a évolué différemment parce que j'ai pris un malin plaisir à dérouter le lecteur, à le tenir en haleine tout en me privant de la panoplie traditionnelle de la bande dessinée: pas de «mauvais», pas de véritable suspense, pas d'aventure au sens propre... Une vague intrigue policière dont la clé est fournie par une pie. N'importe quoi d'autre, d'ailleurs, aurait fait l'affaire: ça n'avait pas d'importance ! Je voulais m'amuser en compagnie du lecteur pendant soixante-deux semaines, l'aiguiller sur des fausses pistes, susciter son intérêt pour des choses qui n'en valaient pas la peine, du moins aux yeux d'un amateur d'aventures palpitantes (Numa Sadoul, Entretiens avec Hergé, Éd. Casterman, 1983, p. 48.). »

 

Qu'on ne s'y trompe pas pourtant: derrière l'apparente improvisation se dissimule une implacable rigueur. Hergé connaît son art et son univers sur le bout des doigts. S'il veut les remettre en cause, il le fera avec mille fois plus de brio que les pauvres parodistes qui s'y sont essayés, s'imaginant qu'un peu de haschich et quelques sodomisations suffisent à faire rire en l'absence de tout talent.

 

Démystification

 

A côté du Hergé classique et ordonné, un autre Hergé avait toujours existé. Ironique et irrespectueux, anticonformiste et anarchisant, c'est lui que faisaient jubiler les espiègleries de Quick et Flupke, lui qui bouillonnait avec le capitaine, lui qui terminait par une pirouette Au pays de l'or noir. C'est ce second Hergé qui domine de bout en bout Les Bijoux de la Castafiore.

 

Si le récit semble démarrer normalement, il ne tarde pas à se signaler par ses innombrables bizarreries. Le voyage était au centre des précédentes Aventures; ici, les personnages ne quittent pas Moulinsart. L'aventure et l'action étaient les fondements de la série; il n'en reste plus que des traces ironiques: des fausses pistes, de pseudo-disparitions, un coupable qui n'en est pas un.

 

Les personnages, surtout, sont affectés par cette métamorphose. Le capitaine, d'ordinaire si solide, est victime d'incessants accidents: mordu, piqué, blessé, il passe plus de la moitié de l'album sur une chaise d'infirme. Le sage Tournesol est amoureux: délaissant la science, il ne s'occupe plus que de ses rosiers. Et même Tintin, l'inaltérable Tintin, est moins vaillant qu'à l'accoutumée: une nuit, se promenant dans le parc, il sera bouleversé par quelques notes de musique et effrayé par le cri d'une chouette.

 

En réalité, la débâcle est générale. Dès la page 4, on s'en aperçoit, il y a comme un ver dans le fruit: une marche est brisée dans le grand escalier. Les personnages s'y étaleront à qui mieux mieux. Dès lors les actes manques, les ratages de toutes sortes se multiplient de façon effarante. Erreurs téléphoniques et malentendus se développent jusqu'au délire. Les lapsus des Dupondt s'ajoutent à ceux de la Castafiore, cependant qu'un perroquet, répétant les mêmes phrases à tort et à travers, pousse à l'extrême la confusion des discours.

 

Ce bouleversement, il semble bien qu'il soit largement dû à cette figure féminine qui donne à l'album son titre. La cantatrice n'avait jusque-là fait que passer dans la série, provoquant déjà quelques sérieux accrocs (que l'on se souvienne par exemple de sa première rencontre avec Haddock, vers la fin de L'Affaire Tournesol). La femme était la grande absente des précédentes Aventures. Hergé s'amuse à nous montrer ce qui se passe quand enfin elle arrive, trouant avec jubilation cet univers bien ordonné. La véritable audace des Bijoux, c'est de ce côté qu'il faut la chercher, dans l'ironique leçon tirée par Hergé de sa brève psychanalyse.

 


Recherches et croquis pour la scène où Tintin monte au sommet de l'arbre. On voit quelle précision nécessitait une action d'apparence aussi simple.

 


 


Deux crayonnés pour les Bijoux.

 


 

 

  

 

La fortune des Bijoux

 

Provocants et déconcertants, Les Bijoux de la Castafiore laissèrent pantois les lecteurs traditionnels. Déçus par cette aventure en trompe-l'œil, ils se mirent à attendre le Tintin suivant.

 

Ce vingt et unième album de la série connut par contre une prodigieuse fortune critique. En 1972, paraissait dans la très sérieuse revue Critique un mémorable article du philosophe Michel Serres intitulé «Les bijoux distraits ou la cantatrice sauve » (Article repris dans Hermès U: L'interférence, Éd. de Minuit, 1972.), article décisif à la fois en raison de la notoriété de son signataire et de la qualité de la lecture proposée. Pour la première fois, un album d'Hergé était l'objet d'une attention aussi scrupuleuse qu'un grand roman ou un tableau de maître.

 

D'autres articles marquants, dont celui de Pierre Fresnault-Deruelle (Article repris dans La Chambre à bulles, Éd. U.G.E. 10/18, 1978.), témoignèrent encore de l'attention toute particulière accordée à cette histoire par les spécialistes de la bande dessinée.

 

En 1984, paraissait un épais volume, entièrement consacré aux Bijoux de la Castafiore (Benoît Peeters, Les Bijoux ravis, une lecture moderne de Tintin, Éd. Magic-Strip, 1984.). Intitulé Les Bijoux ravis, ce livre prenait la peine de suivre page par page, et quasiment image après image, la vingt et unième aventure de Tintin. L'exercice aurait été laborieux ou stérile avec presque tous les albums de BD. Mais avec Les Bijoux, l'analyse trouvait matière à sans cesse rebondir, pouvant s'intéresser aussi bien à la technique narrative d'Hergé qu'aux relations de l'image et du texte, au fonctionnement des gags qu'au rôle exact des oiseaux et des fleurs ou qu'à la logique secrète des calembours et des contrepèteries.

 

Une preuve parmi bien d'autres, s'il en fallait encore, de l'incroyable richesse et du caractère inusable des Aventures de Tintin.

 

Crayonné de la page 59 des Bijoux. L'habileté d'Hergé se mesure une fois encore à sa discrétion. Aucun gros plan, aucune phrase de dialogue ne permettent d'imaginer le travail de documentation que demanda cette séquence.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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